revue culturelle «passages» #18, printemps 1995

protoplast: le charme discret du virtuel

le dépaysement est total. on prend rendez-vous avec trois artistes, le lieu convenu s’avère être le hall d’un hotel cinq-etoiles, impossible au premier coup d’œil d’y discerner trois artistes, et puis, quand même, un signe de tête, la dame en costume noir dans le fauteuil club, c’est l’une des trois.

ils se présentent en costumes noirs, chemises blanches et cravates bleues, tous trois arborent un badge où se trouve inscrit leur nom et près des fauteuils clubs veillent leurs attachés-cases marqués de l’insigne protoplast. les trois artistes alex silber, kate isler et philippe cuny forment le directoire de l’entreprise, ils en sont aussi le secrétariat, exercent encore la fonction de service de publicité de leur compagnie, sont les responsables de projets de la maison, bref à eux trois ils forment la société protoplast. lorsque le nom est employé en anglais, on y ajoute la mention company. protoplast sa est une société anonyme de type particulier, les actions, elle ne les émet pas, elle les met en scène. on a l’impression qu’ils font partie du monde des affaires bâlois et de ses innombrables ramifications. en face s’élève la tour de la banque des règlements internationaux (bri), de l’autre côté de la rue stationne la navette de l’aéroport international bâle-mulhouse, à la table voisine discutent ces messieurs des multinationales de l’industrie pharmaceutique, eux aussi vêtus de costumes deuxpièces et munis d’attachés-cases. heil® (approximativement: sain), c’est le nouveau produit de protoplast, dont il sera question dans la présentation commerciale qui se déroulera dans le hall de l’hôtel. il a été lancé récemment dans la station balnéaire suisse de baden, la presse locale en a parlé, la télévision était au rendez-vous, le dossier de presse ouvert sur la table fait état de réactions bienveillantes, c’est le douzième produit de protoplast et il a été aussi bien accueilli par les médias que ses prédécesseurs. nos trois interlocuteurs parlent de produits, le r dans son petit cercle indiquant que les produits sont internationalement protégés et les marques déposées, signifie que nous nous mouvons décidément dans le monde des affaires.

ils se produisent dans des salles de démonstration ou, lorsque rarement, ils sont accueillis par une kunsthalle, elle est transformée et redécorée pour ressembler a une salle de démonstration. on peut acheter tous leurs produits, ils sont répertoriés sur catalogue et, sur demande, la documentation est adressée sous forme de petite annonce. le dépaysement s’accentue lorsqu’on apprend qu’alex silber n’est pas homme d’affaires mais bien chargé de cours dans une école des beaux-arts renommée, et artiste de son état, que kate isler navigue dans le monde du stylisme entre bâle et new york et que philippe cuny a une formation artistique derrière lui et est un fidèle habitue de la foire internationale de l’art de bâle. ils vendent picasso® et matisse®, warhol® et tinguely®, duchamp® et beuys®. et derrière les signatures des six géants du marché de l’art que vend protoplast, ne se cache rien d’autre que du carton. ce sont des boîtes de carton, décorées du paraphe des six, remplissables, arrangeables, empilables, avec leurs signatures imprimées en gros, elles donnent l’illusion d’être emplies de dessins des six célébrités ou peut-être de correspondances originales. celui qui achète ces boîtes et leurs signatures, les expose et les montre, participe au commerce de l’art, pourrait se prendre pour un collectionneur ou un ami des grands, emplit les boîtes de ses propres représentations des artistes et de l’art. un peu comme ceux qui se baladent avec la marque leica sur le ventre ou rolex au poignet et se définissent par elles, d’autres s’éprouvent grandis de picasso ou warhol, s’en sentent d’autant mieux et plus importants. les trois de protoplast, ainsi que le formule thomas kellein, le directeur de la kunsthalle de bâle, «n’imposent plus un concept artistique mais, très clairement, un concept commercial, une marque. leur activité ne vise pas à produire des œuvres d’art mais à lancer des produits a la marque toujours changeante. ces produits sont imaginaires et virtuels. leur valeur utilitaire est très limitée de même que leur diffusion. car leur efficacité repose dans leur force de suggestion esthétique, qu’ils transmettent sous forme d’objets, de panneuux, d’imprimés ou occasionnellement de vitrines.»

les douze produits proposés par protoplast peuvent, être commandés grâce a leur numéro à neuf chiffres, par fax ou modem, à bâle où se trouve le siège de la compagnie. le produit numéro 200991.1 s’appelle vvvirus® et se présente comme une boîte de plexiglas contenant une pilule placebo, une pommade placebo et une disquette de programmes placebo, une serviette est livrée avec, le tirage est limité a cinquante exemplaires, tous les exemplaires sont numérotés et vendus au prix de 250 francs l’unité. l’affiche qui accompagne la boîte, format 70×100 cm, se vend 90 francs. en ce printemps 1995, le dernier produit, c’est heil®, son tirage dépend de la demande, chaque exemplaire est fait main, format 6×20 cm, la matière est entièrement naturelle, heil® est composé à 100% de laine, ses couleurs sont le rouge et le blanc, son prix se monte à 333 francs. il a l’air d’un préservatif de laine dont les potentialités et le but demeureront obscurs au client de l’hôtel cinq-étoiles, même après son départ, l’objet reste flou et énigmatique comme protoplast lui-même. ce qui ressort clairement de l’entretien mené avec les services du design et du marketing, c’est que les trois se réunissent bon an mal an chaque semaine (excepté durant les vacances), la réunion d’affaires dure deux à six heures et c’est là que leurs plans sont conçus, coordonnés, discutés et dessinés. un jour – c’est comme ça qu’ils se l’imaginent – il faudra que leurs produits soient disponibles dans les grands magasins. un pas dans cette direction a été fait avec le produit numéro 111093.11, ce produit qui porte le nom de light®, un sac de papier, format 32x17x45 cm, fabriqué à partir de papier blanchi sans chlore, imprimé de bleu, au prix populaire de 1 franc pièce. ce sac de courses est perforé à mi-hauteur, il incite ainsi à une consommation modérée; qui le charge de plus de sept kilos devra se baisser pour ramasser ses commissions par terre, «leur capacité de charge minime met un frein à la manie d’acheter», dit l’un des porte-parole de la firme. avec light® pour l’accompagner dans ses courses, le consommateur, et tout un chacun par voie de conséquence, vivra plus légèrement et plus sainement et produira donc moins de déchets. le produit de la vente de light® est entièrement reversé au lighthouse (phare) de bâle, un foyer pour sidéens.

protoplast — ses produits au beau design le montrent comme le montre aussi la façon dont la company se présente dans les kunsthallen et les salles de démonstration, les halls d’hôtel et les ateliers – oscille entre art et commerce, beaucoup de ce que protoplast propose est imaginaire même lorsque la chose existe, l’objectif est de communiquer, de déstabiliser aussi. «protoplast is the link to your imagination», dit philippe cuny en anglais. «de très peu de chose nous faisons beaucoup», ayoute-t-il. et effectivement, l’acheteur est libre de faire ce qu’il veut de ces produits imaginatifs car les produits protoplast ont de multiples applications. «les gens retirent de chaque produit ce qu’ils y voient individuellement.» heil® montre à quel point cette déclaration est vraie: heil® est art et objet. heil peut être pris en main, heil est accompagné d’une campagne de publicité avec slogans et affiches qui font de la réclame pour quelque chose qui n’a pas vraiment d’utilité et pourtant est là. heil® et protoplast sont des marques, en majuscules, à part que personne ne sati exactement si elles ressortissent de l’art, du produit artistique, de l’art de produire ou du produit tout court. ce qu’on achète existe. les produits protoplast s’achètent… a l’automne de cette année protoplast sera l’invité de la kunsthalle de bâle, un lieu d’expositions important. il s’agit d’une exposition anniversaire, qui fêtera à la fois les cinq ans d’existence de protoplast et l’arrivée du treizième produit. on reste curieux de voir ce que cela donnera.