revue culturelle «passages», printemps 1998

chaque parc a son public

les parcs municipaux ont leur public. chacun le sien. le quartier où est situé le parc, les institutions particulières qui se trouvent dans son voisinage, déterminent sa vie et empreignent sa physionomie. il suffit, tout à côté, d’un bar où l’on débite un mauvais alcool bon marché, pour qu’un parc du quartier 4 de zurich se voit délaissé par les mères et les pères à poussettes, alors même que justement, ici, un parc fait défaut. eté comme hiver, des hommes et des femmes chaloupent dans le coin, la bouteille à la main; des bouteilles qu’on retrouve ensuite, abandonnés parmi d’autres, vides, sur le gazon. les buveurs parlent souvent à voix haute, leur attitude inquiète parfois les passants. un parc est devenu le refuge de ces hommes rejetés vers la marge, un groupe social s’est installé ici, il empêche les autres de s’attarder parce qu’il est imprévisible. la police a beau se faire voir plusieurs fois par jour, le parc reste vide. le bureau d’assistance sociale prévoit d’organiser des activités d’animation l’été prochain: de nouveaux usagers du parc devraient signaler que d’autres groupes sociaux veulent et doivent avoir accès à cet oasis de vert.

des horaires d’ouverture stricts, un portail qui se ferme dès que la nuit tombe et un contrôle discret transforment un autre parc longtemps encombré d’une mauvaise réputation, juste derrière la gare de zurich, en un refuge hospitalier où les employés de la city viennent se délasser à midi. l’ancien needlepark a réouvert comme un lieu de flânerie; ce sont les mêmes plantes qu’auparavant mais c’est un autre public qu’elles invitent après avoir durant des années accueilli le trafic et la misère de la drogue et rebuté une bonne partie des gens. après que le parc surnommé platzspitz a été fermé et que le milieu de la drogue et des drogués s’est déplacé ailleurs dans la ville, il est resté pendant plusieurs mois interdit au public.

l’environnement et le contrôle social déterminent la physionomie d’un parc tout autant que la botanique. entre les bâtiments de la gare et la vieille ville de bâle s’imbrique le parc margarethen. une petite surface de vert, un pont entre une partie de la ville et l’autre, rasé par une voie à grande circulation, un coin de vert avec de beaux arbres, bruyant et donc peu propice au délassement. pourtant, lorsqu’il fait beau, on y rencontre du monde: les élèves du collège voisin viennent y faire leur pause cigarette ou y manger leur casse-croûte à midi, les touristes arrivés de la gare sac au dos s’étendent à l’ombre des arbres pour étudier la carte de la ville, les albanais du kosovo qui ont provisoirement trouvé refuge en suisse débattent de la situation de leur patrie assis dans l’herbe, les chiens se coursent, quelque part dans un coin la came change de mains.

le public du parc kannenfeld est tout différent. l’endroit fut jadis un cimetière; il a été déblayé il y a longtemps et ses arbres sont vieux déjà. tout autour, un quartier à forte concentration de maisons, avec une population largement étrangère. les mères et les pères voient dans le parc un terrain de jeux et de promenade pour les enfants, de jeunes couples sont étendus sur le gazon, d’autres habitués du parc y font leurs tours de jogging, les enfants s’entraînent à faire du vélo, des gens plus âgés sont assis sur les bancs, ils discutent et lisent le journal, une famille dispute un match de volant: un vieux parc idyllique, qui sert d’espace de récréation à tous ceux dont l’appartement, dans son voisinage immédiat, ne dispose pas même d’un balcon. si on leur demande s’ils connaissent l’histoire du parc kannenfeld, seuls les plus vieux des visiteurs connaissent son passé. les parcs publics à bâle et dans d’autres villes de suisse n’ont pas toujours été conçus comme tels, ils ont souvent été détournés de leur fonction première et transformés en ce qu’ils sont: ici un ancien cimetière, là l’ancien jardin d’une famille cossue, là encore l’ancien champ de manœuvre de l’armée qui a cessé de s’entraîner en ville, là enfin un jardin de monastère.

les parcs sont des espaces où se mouvoir librement, des salons d’extérieur en quelque sorte, où tout le monde peut séjourner sans devoir expliquer pourquoi. les parcs publics ne sont pas seulement des endroits peuplés d’hommes. qui habite à leur périphérie, y entend le printemps plus clairement que ceux qui habitent plus loin, lorsque les oiseaux commencent tôt le matin déjà à pépier dans les arbres. dans un parc de cette partie de la ville qui s’appelle kleinbasel, on peut même les voir et les entendre à l’époque des migrations, lorsque, venant du nord, ils se reposent dans les cimes des arbres avant de poursuivre vers le sud. les parcs offrent leur ombre en été, ils apportent leur contribution inaperçue à un air plus respirable dans les villes, sont les lieux où les citadins remarquent d’abord le changement des saisons. les parcs sont des lieux de rencontre pour les générations et les couches sociales, même si les vieux restent entre eux, si les étrangers retrouvent leurs condisciples et si les autotochnes ne font qu’observer avec curiosité le jeu de boules des nord-africains. il y a des groupes qui se forment dans les parcs, des groupes entourés de murs invisibles.